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LES BOCAUX (Nouvelle 01)

 
Sûr qu’elle était bizarre la Geneviève, elle n’était pas comme nous autres, ça se voyait. Elle jouait toujours seule, elle n’appréciait pas notre compagnie. D’ailleurs, les deux frères et moi, elle nous traitait de blaireaux, ça allait que c’était notre sœur sinon on l'aurait jetée dans le purin de temps en temps.
Elle écoutait de la musique classique et des chansons anglaises dans son antre, elle avait toujours un livre pas loin d’elle. Nous, pour se distraire, on allait dans les bals de village, on essayait de lever des filles sur des musiques du pays. Sûr, on ne branchait pas grand monde avec les frères, alors on se remplissait de vinasse avec les gars du village et, sur le retour, on se vidait derrière un bosquet, et puis derrière un autre, ainsi de suite jusqu’à la ferme. On savait s’amuser, quoi.

Le lendemain de sa disparition, on est tous entrés dans sa chambre. Depuis des années, il n’y avait que la mère qui y était invitée. C’est la seule qui ne fut pas étonnée par le décor. Des affiches de cinéma et de petits cadres ornaient un mur, celui où était la tête du lit. Sur les trois autres, des tas de bocaux en verre — ceux que l’on utilise pour les conserves — étaient alignés sur des étagères. Dans chaque pot, il y avait de la terre.


Elle était fille de paysans, fille de la terre comme nous ; on aimait la terre nous aussi, la bonne terre bien grasse de chez nous. Mais, on était loin d’en remplir des pots pour les exposer.

« C’est la terre qui vous nourrit ! », rappelait périodiquement le père. Il disait aussi, « la terre c’est votre mère ». Et, il avait une maxime rigolote : « La vie est ainsi faite, quand on n’a pas de chapeau on se met une casquette. ». Sinon, il ne disait pas grand-chose, mais il parvenait à gueuler souvent. Avec l’âge, il s’est calmé.
Le pire, c’était que dans ses pots ce n’était pas de la terre de chez nous qu’il y avait.

Je me suis souvenu du premier de ces pots, le pot « Sénégal ». Il était arrivé dix ans plus tôt dans cette chambre. Ma sœur avait alors sept ans, j’en avais neuf. Sa manie avait commencé au cours élémentaire ; mais, je n’avais pas imaginé qu’elle avait perduré.
La fille de l’institutrice allait partir une semaine au Sénégal, elle avait parlé de ce voyage durant toute l’année scolaire. La grande amie de ma sœur rejoignait, avec ses parents, le frère de sa mère, son oncle, en poste là-bas. Ils devaient rester une semaine en Afrique. Moi, ça me laissait froid, je me trouvais très bien ici, au pays, avec les autres. Mais, Geneviève, elle serait bien partie, elle le disait et, ce n’était pas la peine de le dire, ça se voyait dans ses yeux.

Le jour du retour de l’institutrice, elle attendait devant leur maison, elle faisait les cent pas, comme on dit. Elle est revenue chez nous avec un sac en plastique et une girafe en peluche. Elle a offert le jouet à ma mère et elle a transvidé le contenu du sac dans un bocal à conserve — avec un joint en caoutchouc tout autour de l’ouverture pour ne pas laisser passer l’air — qui traînait sur la grande table de la cuisine. Même que le père a dit que ça ne servait pas à faire des conneries les bocaux avec joint.
Elle a collé une étiquette avec Sénégal écrit dessus. Ce premier bocal est resté longtemps sur sa table de nuit. Elle prétendait que grâce à lui, elle faisait des rêves merveilleux en Afrique ; qu’elle avait déjà entendu des rugissements et d’autres sons venus de la savane, mais qu’elle n’avait pas eu peur, car le bocal était bien fermé ! Comment pouvait-elle entendre un simple craquement de branche alors que le pot était clos ? Elle me souriait gentiment. Avec ses pots, elle voyageait, qu’elle disait


Certains étaient pleins, d’autres à moitié ça faisait comme une petite colline pointue, comme si la terre était passée dans un sablier. Comment faisait-elle ça ?
Tous contenaient de la terre d’ailleurs et les couleurs étaient différentes ; je me suis demandé si la couleur des hommes est en rapport avec celle du sol où ils posent leurs pieds ; mais cette question ne voulait rien dire.

Nous, la terre elle nous fait rêver à des tracteurs tout neufs, des sillons bien droits et parallèles. Le printemps en fleur et l’automne qui rend triste. Au fil du temps, d’autres pots ont rejoint sa collection, il a fallu lui installer des étagères, comme une bibliothèque avec des bocaux à la place des livres ; à l’école, tous les élèves qui faisaient un séjour à l’étranger savaient ce qu’ils avaient à faire dès leur retour. Il y avait dix ans de collection.
La terre, elle nous fait aussi rêver à une géante moissonneuse-batteuse américaine qui fonce sur la ferme, c’est pour quand on fait des cauchemars.
Année après année, elle a eu le monde entier dans sa chambre, elle n’en sortait pratiquement plus et elle nous en avait interdit l’accès.

Un jour, elle nous a expliqué qu’elle n’était pas trop difficile, elle ne voulait pas un bocal pour chaque pays ; par exemple, inutile d’avoir un bocal pour l’Algérie, un autre pour le Maroc et un dernier pour la Tunisie, elle a donc mélangé les trois dans un seul pot marqué Maghreb, nous expliquant que la nature du sol n’allait pas changer derrière les lignes des frontières.

Je ne l’ai pas dit jusqu’à présent parce que c’est de ma frangine dont on cause, mais faut préciser qu’elle était bien mignonne, la Geneviève. Et, même un peu trop pour ce coin perdu. Mignonne, mais trop fluette pour les travaux de la ferme. C’est sûr, son avenir n’était pas ici.

De plus, elle n’avait pas trop les pieds sur terre, comme on dit. À moi, son frère, elle n’adressait plus la parole depuis six ans. Exactement depuis le soir où j’ai lu à haute voix un message qu’elle avait glissé dans une bouteille en plastique.

Elle l’avait jetée dans le ruisseau qui longeait le champ de maïs, dans l’espoir qu’elle atteigne l’océan. Comme je l’espionnais souvent — ce jour-là, j’étais perché dans un chêne — il m’a été facile de la repêcher. Elle avait écrit, de sa plus belle écriture qu’elle attendait celui qui viendrait la sauver de sa triste existence. On a tous bien rigolé ce soir-là, les vieux aussi. Elle s’est réfugiée dans sa chambre en chialant et, depuis plus un mot ; six ans sans un mot pour moi et si peu pour les autres membres de sa famille, elle avait douze ans à l’époque.

Elle prétendait que le vent était un voleur depuis que des robes, qu’elle avait étendues sur l’herbe, avaient disparu à tout jamais. Comme si le vent pouvait voler quoi que ce soit ? Par contre, des cons vicieux de campagne, ça ne manquait pas dans les alentours. Elle préférait que ce soit le vent.


Et puis un jour, c’est elle qui a disparu, sans crier gare, comme on dit. Il faut dire qu’il faut être lourd pour dire « gare ! » en partant, sauf si on va à la gare et qu’on s’adresse à un taxi ; et c’est peut-être bien ce qu’elle a fait la Geneviève, se tirer en train.
À l’époque, on ne savait pas trop bien quoi penser sur ce départ fulgurant. Nous, les paysans du coin, on aime bien avoir la télé TF1, le frigo et tout ce qui marche à l’électricité, et les docteurs ; les congélateurs aussi, c’est très pratique quand on n’a pas un supermarché à côté. Mais, de l’autre main on se cramponne aux trucs des anciens, les vieilles médecines, la tradition, les coutumes, la sorcellerie... Les frères s’étaient imaginé que Geneviève pratiquait la magie et qu’un jour, elle partirait dans son monde, dès qu’elle aurait choisi sa destination... son pot quoi!
Elle a emporté ses livres, ses disques et ses dessins, quelques fringues, mais elle a laissé ses pots. Le train, les bocaux ou alors une troisième piste. Un vieux bus anglais à impériale a fait halte un soir aux abords de la ferme — la veille de la disparition de ma sœur. Deux types sont venus nous demander la permission de passer la nuit à cet endroit ; on a bien rigolé, avec leurs cheveux longs ils ressemblaient à deux nanas. Ils n’ont pas fait de bruit, sauf le matin en partant, ils ont klaxonné une dizaine de fois, sans doute pour nous remercier. On a attendu deux semaines, et là, on a compris qu’elle ne reviendrait plus. Bon débarras qu’on s’est dit, on a vidé sa chambre, c’était sinistre toute cette couleur marron sur les murs. Afin que la mère récupère les pots, on a versé toute la terre qu’ils contenaient dans les champs, un sacré compost qu’on se disait, et pas cher. Et un pot, c’est vraiment utile, ce n’est pas fait pour décorer sans servir.

Et puis, quelques mois plus tard, on s’est maudit ; toutes nos cultures ont été détruites, comme si des petites bêtes mangeaient les graines sous le sol. Même les champs des voisins y sont passés ; à la vérité, ça allait bien plus loin, le désastre, à l’œil nu on le voyait se répandre. Quand on a raconté l’histoire des pots, tout est devenu clair. Les ingénieurs agronomes qui travaillaient sur place, et à qui on s’est finalement confié, ont compris tout de suite. Ils nous ont expliqué le phénomène : l’un des pots provenant d’un pays d’Asie, contenait des larves d’un insecte qui bouffe tout sur son passage et qui a proliféré sous notre climat.

Aujourd’hui, nous sommes ruinés, notre terre ne vaut plus rien et l’on a un tas de procès sur le dos. Si Geneviève avait bien voulu se contenter de voyager en France, on n’en serait pas là !

J’ai repris mes études, il faut que je trouve du boulot. Maintenant que j’y pense, je me demande si elle n’avait pas jeté d’autres bouteilles.

FIN

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